Giuseppe Bezza

Extases et maladies de l’âme

Texte présenté à Périnaldo, le 30 août 2001, au congrès Les voies de l’extase organisé par la Société Italienne pour l’étude des états de conscience (SISSC).
Traduction de Danièle Jay, Le Grès, 8 juin 2009

Au cours du moyen-âge, les docteurs de l’Eglise, depuis Albert le Grand jusqu’à Saint-Thomas, depuis Duns Scott jusqu’à Saint-Bonaventure, ont accepté l’art et les techniques astrologiques. L’adage répété «astra inclinant, non necessitant» est souvent cité pour indiquer que l’astrologie n’est rien d’autre qu’un art du possible. Ce sont donc les états psychiques et moraux, plus que les constitutions corporelles individuelles illustrées par les mouvements des astres et l’aspect toujours changeant du ciel, qui sont assimilables, et furent assimilés, à des formes rhétoriques. Et ces formes peuvent être comprises comme des archétypes ou des symboles ou comme la signature de faits ou de processus réels, d’une façon qui évoque l’argumentation des herboristes, lesquels disaient, par exemple, que l’euphorbe présente une analogie avec l’œil par sa forme et sa couleur.

En vérité, ces docteurs de l’Eglise ont reconnu la réalité de l’influence des astres, c'est-à-dire la causalité spécifique de leur influence, mais cette influence était circonscrite au monde naturel du corps. L’âme humaine, les inclinations et la moralité individuelles n’étaient pas reconnues comme ayant un rapport avec le mouvement des cieux. En d’autres termes, on admettait que le corps, ne pouvant être un moteur par lui-même, suivait nécessairement le mouvement des astres; mais non pas l’âme, qui possède en elle-même le principe de son mouvement propre. C’est ainsi que fut posée une dichotomie entre l’âme et le corps, qui naquit par voie de conséquence de couples d’opposés: forme/matière, rationnel/irrationnel. Il s’agit d’une dichotomie aux contours nets, qui comporte quelques conséquences. Parmi ces dernières, celle qu’il convient surtout de relever n’est pas tellement la reconnaissance de la profession d’astrologue de la part des prêtres et des moines, pourvu qu'elle ne contrevienne pas à la divine providence et au libre arbitre, mais plutôt le détachement de l’art médical vis à vis des questions qui pouvaient porter sur la psyché et sur ses états pathologiques. Enfin, à part les rares exceptions d’individus n’ayant pas créé d’école, une telle dichotomie eut pour résultat de retarder, voire d’empêcher, notamment en Occident, la naissance d’une psychologie médiévale qui ne fût pas enfermée dans les limites étroites d’une spéculation théologique chrétienne.   

Dans la littérature médiévale grecque, le premier à établir une distinction entre maladies psychiques et maladies somatiques est l’anonyme de Londres, dont le texte sur papyrus remonte au IIe siècle après Jésus-Christ, mais qui est de toutes façons considéré comme étant antérieur à Galien. Cette distinction a néanmoins surtout un caractère fonctionnel. Elle est absente des textes hippocratiques. Au contraire même, le sang étant considéré comme le véhicule de la «phronésis», que nous pourrions traduire par «santé mentale», le traité hippocratique sur les vents déclare: «Tant que le sang demeure intact dans sa composition, la santé mentale elle aussi demeure intacte» (VI, Littré 110). C’est par une mauvaise composition du sang c'est-à-dire par une pathologie somatique, humorale, que la santé mentale est ainsi attaquée. La pathologie psychique interviendra ensuite dans un deuxième temps, comme deutéropathie. Deutéropathies sur lesquelles se sont souvent arrêtés les médecins de l’antiquité, par exemple Galien lorsqu’il relit la description donnée par Thucydide de la pestilence d’Athènes: depuis l’extrême variété des sécrétions qui remplissent dans sa totalité le catalogue hippocratique, jusqu’à la perte de conscience et jusqu’aux délires. Nous pourrons peut-être comprendre cette conception unitaire des pathologies si nous songeons que les traitements préventifs de la médecine moderne, particulièrement les chimiothérapies, ont contribué à faire tomber dans l’oubli l’impressionnante dramaturgie des hallucinations, délires, catalepsies, furies, qui caractérisaient dans le passé le discours sur certaines maladies somatiques.

De la même façon que certains philosophes se demandent aujourd’hui s’il n’y aurait pas une pensée mathématique hors du cerveau humain, c'est-à-dire si la structure mathématique du cosmos ne serait pas en soi le signe de la présence d’une intelligence macrocosmique, de la même façon Hippocrate, ou quel que soit celui qu’il nous plairait de désigner comme l’auteur de la Maladie sacrée, affirme que c’est l’air qui nous entoure qui procure la pensée au cerveau. «Il y a pensée dans tout le corps dans la mesure où il participe de l’air, et pourtant le cerveau est le messager de la connaissance» (16, 3). Le cerveau est ainsi compris comme l’instrument de passage du signifiant au signifié, il est «l’interprète du connaître». Mais il y a plus: l’auteur de la Maladie sacrée définit la connaissance comme un  processus physique, parce que le fait de connaître dépend de la qualité physique du cerveau; lorsqu’il dit «qu’ils deviennent des maniaques à cause de l’humide, parce que lorsque le cerveau est plus humide que ne le voudrait la norme, il y a nécessairement de l’agitation», il entend que la composition physique du cerveau, la proportion qu’il contient de phlegme, de bile, de chaud, de sec, de froid, d’humide, s’oppose en tant que qualité de récepteur au phénomène d’irruption et de sédimentation des qualités de l’air.

Dans la Grèce homérique on estimait que l’homme pensait ses pensées, ressentait ses émotions et ses pulsions dans le cœur, mais plus communément dans ses «phrenes». Par ce mot, qui est à l’origine de tant de termes venus du lexique de la psychiatrie, qui était précisément appelée d’un terme aujourd’hui désuet la phréniatrie, l’école hippocratique au Ve siècle avant notre ère désigne le diaphragme. Puis Platon fera de même dans le Timée (70A). Le diaphragme est cette membrane en forme de dôme, convexe au centre, qui sépare le thorax de l’abdomen, et qui se contracte puis se dilate avec la respiration. Bien que l’étymologie de «phrenes» soit incertaine, «phren» indiquait à l’origine le frémissement, le tremblement, donc le lieu du corps où se produisaient les différentes émotions. Chez Pindare, chez Theognide, chez les tragiques, les qualités et les conditions des «phrenes» sont les qualités et les conditions de l’âme humaine. Donc elles se meuvent et, pourrions-nous dire à juste titre, ont un ressenti avant que le flux des émotions, véhiculé par le sang, parvienne à altérer les traits du visage. Ainsi nous pouvons expliquer pourquoi les poètes accordent aux «phrenes» diverses couleurs, qui tendent tantôt au blanc, tantôt au noir, précédant les couleurs de l’incarnat, lesquelles révèlent les passions de l’âme, comme le stimulus précède les sensations et la pensée les actions. 

L’affection des «phrenes» est la «phrenitis», terme que nous pourrions rendre par «délire». C’est une maladie interne, qui relève de la médecine générale. Caelius Aurelianus, au Ve siècle après Jésus-Christ, la décrit ainsi: « On l’appelle ‘phrenitis’ dans la mesure où elle provoque des difficultés de pensée, de la même façon que la dysenterie et la disurie tirent leur nom du fait qu’elles provoquent de l’embarras pour le ventre ou pour l’urine. Car les Grecs avaient appelé «phrenes» les pensées («mentes»), qui sont précisément oppressées par la «phrenitis» (Maladies aiguës, 4). La «phrenitis» peut être accompagnée de fièvre, elle prend alors une forme aiguë, ou ne pas l’être, et elle est alors chronique. Dans les Affections internes (c.48, VII L285) Hippocrate déclare deux sortes de manifestation:

  • des douleurs à l’hypocondre droit: le foie rempli de bile épaisse oppresse la région du cœur;
  • des céphalées, des ophtalmies.

En d’autres termes, le siège du délire est indifféremment la région du cœur ou le cerveau. Dans tous les cas, c’est toujours une affection qui altère les sensations et qui implique donc l’âme. Ici nous sommes confrontés à une seconde acception des «phrenes», attestée depuis l’époque d’Homère, au pluriel comme au singulier, et évoquée dans le passage déjà cité de Caelius Aurelianus: celle de cœur, d’âme, d’esprit, d’intellect. Reste donc la question: en quel lieu du corps surgit la «phrenitis» ? La réponse est évidente: dans le siège même de l’âme.

Une brève description de l’âme et de ses subdivisions, faite à partir d’Hippocrate, s’avère ici nécessaire. Qu’il suffise de dire que, après que le Corpus hippocratique ait assigné au cerveau le rôle hégémonique de l’âme, le cœur ne fut plus retenu comme le siège de la pensée. Plus tard, Platon proposa une tripartition de l’âme, qui eut une importance capitale pour la suite de la psychologie classique. Galien ira la justifier en termes d’anatomie et Ptolémée l’adaptera au schéma des diagnostics astrologiques.

En outre il est important de noter que la psychologie platonicienne contient une conception qui peut, dans ses traits essentiels, être définie comme une iatromathématique primitive. Et par iatromathématique nous entendons ici une vision médicale qui se modèle sur une structure astronomique. Platon, dans le Timée, cherche à trouver l’essence de l’âme individuelle, tout comme de l’âme du monde, dans les proportions harmonieuses, en les basant sur les spéculations des Pythagoriciens, en particulier celles d’Archytas. Et il réunit dans un seul ensemble des concepts divers, que nous pourrions appeler:

  • un concept religieux, théologique: l’âme du monde;
  • un concept physique: la régulation du cosmos;
  • un concept musical; l’harmonie du monde;
  • un concept psychologique: l’âme de l’homme.

Mais l’âme du monde est le principe des mouvements ordonnés de l’univers, elle garantit, pourrions-nous dire, l’ordre des cieux: nous passons ainsi d’un concept théologique à un concept mathématico-astronomique. Nous pouvons dire qu’est ainsi posée une loi de la nature. En outre, l’âme du monde est un principe général, qui pénètre l’univers et l’embrasse tout entier, il est comme le «periechon», terme avec lequel Ptolémée dans le Quadripartitum désigne le ciel qui tout embrasse, la voûte céleste concave où s’exprime sans arrêt et sans pause une vie qui apparaît impérissable à l’œil de l’homme mortel, et partant, une forme et une perfection de la vie humaine et terrestre. Un «pariechon» siège dans la manifestation lumineuse des astres, qui nous est perceptible par les sens et par l’intellect, et dans ces deux modes selon des «modèles» mathématiques.

Platon dit que, avant son incarnation, l’âme, par essence immortelle et rationnelle, séjourne sur l’astre auquel elle s’apparente. Durant ce séjour la vie de l’âme consiste à contempler des formes intelligibles. À un moment donné, pour des motifs que Platon n’explique pas et qui sont de toutes façons difficiles à définir, cette âme tombe dans un corps. Cette chute comporte d’importantes modifications: l’incarnation requiert en fait une différenciation de l’âme. Voilà donc qu’à l’espèce immortelle et rationnelle s’ajoute une espèce mortelle, qui se divise à son tour en deux sous-espèces: l’irascible et l’appétitive.       

Or ce corps doté d’une âme pourra vivre dans la mesure où la vie est une union de l’âme et du corps. Toutefois l’âme et le corps doivent avoir un point de contact, que Platon localise dans la moelle, mais il pose une distinction: dans la moelle cervicale est ancrée l’espèce immortelle, la mortelle dans la moelle épinière. Par conséquent les deux sous-espèces mortelles résident entre le cou et le nombril, espace partagé en deux par le diaphragme. Ainsi comme le cou sert d’isthme ou de limite entre la tête et la poitrine, le diaphragme, dit Platon, effectue la même fonction de mur mitoyen qui sépare, dans une maison, l’appartement des hommes et celui des femmes. L’âme irascible se situe en fait entre le cou et le diaphragme, dans la région du cœur; l’âme appétitive entre le diaphragme et le nombril, dans cette région qui est comme une mangeoire destinée à la nourriture du corps, et qui est en particulier proche du foie.

Platon dit encore, cette fois-ci dans le Phèdre (248 d-e), que la chute de l’âme dans un corps ne se produit pas d’une façon indifférenciée, au contraire. Selon la qualité de la contemplation des formes intelligibles, qui est son activité propre pendant son séjour céleste, l’âme s’implantera dans des types différents de semence humaine. En d’autres termes, si le séjour céleste de l’âme contient une influence universelle du ciel, la qualité contemplative différente des âmes dans le cours de leur séjour sidéral subit nécessairement une influence des cieux spécifique et différenciée. Cette seconde partie possède un contenu astrologique évident, dont les antécédents culturels peuvent être recherchés non pas en terre grecque, mais à Babylone. Il suffit de penser à cette astrophysique primitive qui a présidé aux catalogues mésopotamiens d’étoiles fondés sur la gamme chromatique et la tessiture lumineuse des astres.

Or, de ces divers types de semence humaine, Platon nous livre une hiérarchie qui comporte diverses espèces, structurées en trois catégories principales, analogues aux trois parties de l’âme. Dans la première catégorie, nous voyons trois ordres répartis hiérarchiquement: celui qui aime le savoir, le philosophe, et celui qui aime le beau, occupent le premier rang; le deuxième rang revient au roi, au législateur; le troisième au politique, à l’administrateur savant. Cette première catégorie est par conséquent constituée par la classe sociale analogue à la partie rationnelle de l’âme. Dans la deuxième catégorie, analogue à la partie irascible de l’âme qui a son siège dans le cœur, Platon place le seul «philiponos». Cet homme qui aime l’effort physique ne se consacre pas seulement aux activités de la guerre et de la chasse, mais, étant avant tout un expert de la gymnastique, il est le premier guérisseur du corps, si nous songeons au rôle prépondérant, dans la pensée platonicienne, des exercices pratiqués au gymnase pour le maintien d’un corps sain et le rétablissement des malades. Dans la troisième catégorie, analogue à la partie appétitive de l’âme dont le siège est dans le foie, Platon place, dans l’ordre, le devin, le poète, l’artisan et le paysan. Il ne fait aucun doute que les deux derniers sont caractérisés par un savoir technique, et en outre qu’ils garantissent à la «polis» ses moyens de subsistance. Toutefois, tous ces sous-groupes n’ont pas seulement un savoir technique, mais ils opèrent exclusivement dans le champ du sensible. La divination en particulier s’effectue d’après l’observation constante des changements innombrables du monde sensible. Pour une part, elle demande une technique adéquate, pour une autre part une possession divine qui se substitue au rôle normal de la raison. 

Il convient maintenant de savoir ce qu’est le foie, en tant que siège le plus terrestre, le plus dense, de l’âme, le plus proche de la vie terrienne et de ses nécessités. Dans la littérature grecque les médecins et les philosophes parlent du foie comme étant plus que tous les autres un viscère lisse, semblable à un miroir. En tant que miroir, il a non seulement la capacité de réfléchir les «phantasmata» et les images qui perturbent ou qui rassérènent; mais en ce qui concerne sa composition, il y a en lui, à proportion à peu près égale, le sucré et l’amer. Dans un passage du Timée (71b3-d4), Platon décrit l’influence puissante que les pensées provenant de la raison exercent sur le foie: car tantôt elles se servent de l’amer qui est en lui, et en l’imprégnant d’acidité elles font apparaître les couleurs de la bile, le contractent et lui donnent une apparence rêche et rugueuse; tantôt par contre, en mobilisant le sucré qui est en lui, elles le font lisse et serein. Seulement alors, dit Platon, il pourra goûter de la divination, étant libéré des perturbations de la raison.

À ce point de l’exposé, il semble naturel de revenir à la divination grâce aux extas, à l’hépatoscopie dont d’ailleurs il n’y a pas de pratique de grande envergure dans la Grèce d’avant Platon. Mais un texte d’Ephestion, astrologue né à Thèbes en Egypte au IVe siècle de notre ère, nous livre quelque lumière prise de divers angles sur ce passage de Platon.

«Il faut savoir, dit Ephestion, qu’en général, un début efficace étant donné, comme par exemple celui de l’examen des viscères, il est possible de connaître la forme de chaque art et de chaque science. La Lune, qui est de tous les corps célestes le plus proche de la Terre, altère rapidement les choses d’ici bas quand elle fait son apparition («epi phaseôs») avec Mercure au moment de la dissection de l’animal. Les viscères internes prennent alors tantôt une forme, tantôt une autre, en accord avec la nature des astres qui aspectent la Lune. Ils évoluent vers la santé et le bien-être lorsque la Lune devient plus rapide, qu’elle croît en lumière et qu’elle s’unit aux astres bénéfiques, vers la lividité et la pâleur, l’aquosité et l’impossibilité de livrer un présage lorsqu’elle décroît en lumière et qu’elle se trouve avec Saturne. Ensuite si Mars s’unit à elle quand elle croît, elle remplit les viscères de signes rougeâtres dus au sang. Mais lorsque croissante, elle s’unit à Saturne et, décroissante, à Mars, au-dessus de l’horizon, les viscères possèdent une bonne constitution, un bel aspect, ils sont clairs et faciles à connaître; on peut en tirer un présage. Le contraire advient quand la Lune est sous l’horizon, et surtout quand elle est unie aux maléfiques».

Ce passage est l’un des nombreux lieux techniques de l’art astrologique qui se réfèrent à un rituel hiératique, comme par exemple la fondation de temples ou la fusion de statues chez Julien de Laodicée, et qui témoignent d’une validité théurgique de la technique astrologique dans l’antiquité tardive. Le fiel de Saturne, les signes rougeâtres de Mars, sont autant d’effets de la bile, la noire et la jaune, qui provoquent, par leur qualité astringente, l’amer du foie et qui empêchent la divination. Au contraire, les astres de Vénus et de Jupiter sont réputés pour agir dans le monde inférieur et sensible avec une proportion d’humide plus grande que de sec. À ces deux seuls astres, Platon dans la République (616 E) assigne la couleur blanche: Jupiter le plus blanc («leukoteros»), Vénus blanche et vaporeuse, c’est pourquoi, dans tous les textes astrologiques, et même dans la Métaphysique de Saint-Thomas (XII, 9), elle prend la tutelle de la génération. Dans beaucoup de textes de botanique astrologique, qui remontent aux origines de la littérature hermétique, sa plante, le «peristereôn», est utile contre les rides et les taches jaunes du visage des femmes, de telle sorte que ce dernier reste blanc et lisse; son suc, son breuvage, rend plus efficace et plus agréable le plaisir d’amour. Cette herbe, qui est la verveine, est appelée par Dioscoride l’herbe sacrée, parce qu’elle purifie les lieux. Enfin, dans le Quadripartitum de Ptolémée, le foie lui-même est sous la tutelle de Vénus. Ajoutons encore: si en règle générale les maladies du corps et les mal-êtres de l’âme proviennent d’une disproportion présente dans la nature de Saturne et de Mars, lesquels précisément provoquent les couleurs de la bile, la guérison de ces souffrances ne peut que résider dans le tempérament de Jupiter et de Vénus; toutefois Ptolémée avertit que, sur le théâtre du monde, Jupiter intervient comme le ferait le meilleur médecin, tandis que Vénus le fait en invoquant les dieux et l’intervention divine. Ibn Khaldûn écrit qu’il existe néanmoins des hommes dotés par la nature et qui passent «du monde de la perception des sens au monde de l’esprit. Les astrologues appellent ces privilégiés des ‘vénusiens’(«zuhari»), parce que leurs facultés sont indiquées par la position de Vénus («az-zuhara») dans leur nativité» (Al-Muqaddima, ed. V. Monteil, I, p. 230). 

Enfin, le passage du Timée platonicien évoqué plus haut nous permet de conclure que l’amer et le sucré vivent ensemble dans le foie selon une proportion à peu près égale. C’est, nous dit Platon, le tempérament normal de cet organe, ses anomalies étant causées par la prédominance en lui soit de l’amer, soit du sucré.  Et c’est précisément la prédominance du sucré qui rend le foie lisse comme un miroir. Alors, sur cette surface lisse et brillante, peuvent apparaître des images, des phantasmes, des impressions qui proviennent de l’influence de l’âme rationnelle, donc, par là même, de la divinité. Dans cette représentation il semble toutefois y avoir quelques lacunes. Platon nous représente un foie qui, de par sa nature, ne se maintient pas dans le même état, mais qui se meut, comme un organe qui respire, avec des contractions et des dilatations successives d’intensité variable. Il est bien vrai que le foie, rendu lisse et devenu comme le miroir des dieux, se trouve en l’état de sa plus grande dilatation, et pourrions-nous dire, de repos. Mais du fait qu’apparaissent des représentations sensibles qu’envoie la part rationnelle de l’âme et que recueille l’homme, si elles se réfléchissent sur le miroir dilaté du foie, n’est-il pas peut-être nécessaire que la «phronêsis», le bon sens, soit entravé d’une façon ou d’une autre ? Cela peut advenir pendant le sommeil, par l’intermédiaire des songes, ou dans certaines maladies qui comportent du délire, ou encore dans l’état de transe. C’est le cas, dit Platon dans le Phèdre (244 b-c), de la prophétesse de Delphes, de la prêtresse de Dodone, et de la Sybille, qui furent prises d’enthousiasme; «enthousiasmos», dans son acception première: possession, participation divine.

Nous pouvons voir ces mêmes choses dans leur aspect iatromathématique ou, du moins, pouvons-nous montrer comment elles ont été décrites ou reprises dans cet éclairage. Dans le passage d’Ephestion que nous avons cité, il y a une phrase qui constitue, pourrions-nous dire, l’aphorisme permettant d’accéder aux jugements astrologiques concernant la divination: «quand la Lune fait son apparition avec Mercure». Ephestion nomme ici, et c’est tout ce qu’il y a de plus conforme à notre propos, les deux astres réputés être, de l’avis de tous les astrologues, les premiers significateurs de l’âme: la Lune significateur de la partie irrationnelle ou sensible, Mercure de la rationnelle, voire de la faculté imaginative. Et les astrologues avaient coutume d’émettre un jugement sur les qualités de l’âme, en s’appuyant sur les conditions propres, nous dirons occasionnelles ou momentanées, de ces astres, contrevenant ainsi aux préceptes de la théologie chrétienne.

Or ce que dit Ephestion: la Lune à son apparition, «epi phaseôs», signifie qu’elle a une position proche de la Nouvelle Lune et de la Pleine Lune. Et nous pouvons ici rappeler un aphorisme d’Antiochus d’Athènes, qui déclare: «la Lune nouvelle ou pleine fait ceux qui sont inspirés par les dieux», ou un autre de Rhetorius, où il est dit que la Lune, cinq degrés avant ou cinq degrés après la Pleine Lune, crée les inspirés de Dieu, pleins de la fureur divine; mais si l’astre de Mars lui porte son témoignage, ils deviennent obsédés et forcenés. Nous avons cité seulement deux aphorismes de deux astrologues de l’antiquité tardive, bien que la littérature soit généreuse et abonde en passages semblables. Mais il ne convient pas de s’avancer sur un terrain où la technicité ralentirait beaucoup le cours de cette conférence, qui se veut rapide et autant que possible dénué de lourdeur. Il suffit ici de conclure sur un passage du Quadripartitum de Ptolémée, dans lequel la sentence d’Ephestion que nous avons citée réapparaît dans un contexte plus vaste.

À la fin du quatrième chapitre du dernier livre de son traité astrologique, Ptolémée traite de la divination, et il en recense différentes formes. Il dit avant tout que la faculté de divination est donnée, selon ce qui a été rappelé par Ephestion, lorsque «la Lune détient le lieu destiné à l’activité professionnelle et que dans son mouvement elle sort de son union au Soleil avec l’astre de Mercure», en d’autres termes, non seulement quand l’être humain apparaît privé d’une forme spécifique d’activité, signifiée par l’un des cinq astres errants, mais encore quand la Lune, dans cette configuration, possède ce lieu  (attribué à l’activité), elle en donne la forme et la tourne vers la divination. Mais les formes de divination seront diverses selon les différents signes du zodiaque qui abritent la Lune à ce moment-là. Nous avons en fait les augures et les devins, ces derniers (manteis) étant des personnes appartenant au clergé, qui donnent des oracles et des présages à l’intérieur du temple. Il y a ensuite les aruspices, les prêtres chargés des sacrifices, qui dissèquent la victime, ouvrent les viscères, et qui prédisent par l’observation des entrailles. Suivent les lécanomanciens, qui n’appartiennent pas nécessairement au clergé, qui pratiquent la divination grâce aux formes prises par les gousses d’ail versées dans un récipient d’eau. Il y a ensuite les mages c'est-à-dire les prêtres dont on reconnaît la capacité de guérison, et ceux qui révèlent ce qui est caché. Ceux-ci étaient en principe des malades qui avaient élu domicile à l’intérieur de l’enceinte du temple. En fait, avaient coutume d’y demeurer soit les réfugiés, soit les malades n’ayant pas réussi à soulager leur maladie, soit enfin quiconque avait, dans un certain sens, blessé soit la partie physique soit la partie spirituelle, et donc ils étaient aussi de façon temporaire considérés comme des possédés qui donnaient ou offraient des réponses. Nous pouvons donc dire qu’ils étaient des enthousiastes particuliers, devenus ce qu’ils étaient par le destin ou par les vicissitudes de la vie, et qui révélaient sans même le savoir les choses futures. Ils tombent en transe, ont des délires sacrés, sont sujets à l’épilepsie et à la démence. Ils sont donc aussi assimilés à la figure du «medium». Suivent ensuite les nécromanciens, les mediums qui sollicitent l’esprit des trépassés, et enfin ceux qui sont inspirés par une divinité , les interprètes des songes et les exorcistes.

Il est intéressant de noter ici que Ptolémée ne recense pas tous les signes du zodiaque, mais seulement ceux que l’on dit avoir un rapport quelconque ou une familiarité avec les luminaires, le Soleil, la Lune, et avec les astres de Vénus et de Jupiter. Ibn Ridwan, médecin égyptien qui a commenté le Quadripartitum ptolémaïque, a observé que la divination ne peut pas être accordée sans qu’il y ait une familiarité avec ces astres. Mais nous pouvons encore dire que les astres de Saturne et de Mars sont absents, eux qui font se mouvoir la bile, tantôt plus chaude, tantôt plus sèche, et qui accroissent l’amer du foie, qui en corrompent la surface lisse et en perturbent les images. Ils sont les astres de la mélancolie, de la dépression et de la phobie.